Le Théatre National de Luxembourg a pris des allures de carnaval pour la création de We Thought We Knew What We Were Doing. La peinture gicle dans tous les sens sur la scène qui devient au fil des 60 minutes de spectacle une sorte de tableau vivant à la fois déconcertant et jubilatoire. Une démonstration réussie sur terrain glissant.
par Marie-Laure Rolland
Y a-t-il une méthode pour maîtriser les imprévus de la vie ? La nouvelle pièce du collectif de danseurs de la compagnie VEDANZA, autour d’Emanuela Iacopini et Frey Faust, propose une réponse ludique, poétique et philosophique à cette question. C’est une pièce « feel-good », sans effet spectaculaire, à rebours des discours anxiogènes – et lucratifs – dont nous abreuvent les réseaux sociaux où l’on finit par avoir peur de tout et de rien. Ne suffit-il pas de savoir rester créatif ?
Cela commence avec des silhouettes (Emanuela Iacopini, Frey Faust, Yuko Kominami, Ileana Orofino, Saju Hari) en tenue blanche sur fond noir, dans une esthétique minimaliste à la Malevitch. A la fin, on a plutôt l’impression de se retrouver devant un tableau de Jackson Pollock avec cinq personnages qui seraient sortis d’une session d’impression chez Yves Klein, suivie d’un stage de collage chez Matisse. Coulées de bleu, jaune, rouge, vert, giclures, déchirures et empreintes colorées ont envahi l’espace et les corps. La matière s’est métamorphosée sous l’impact de l’intrusion des couleurs, métaphore de ces imprévus qui nous tombent dessus et dont on ne sait pas toujours quoi faire.
L’entrée en scène des couleurs, en bon ordre l’une après l’autre, est un peu trop convenue mais j’ai bien aimé la manière dont la peinture se diffuse ensuite dans l’espace, se libère pour prendre possession du lieu et des corps.
Les jeux du hasard
Elle est projetée du ciel ou envoyée à plein seau avant d’être mixée par les trajectoires des danseurs, entre gestes improvisés et prémédités, développements singuliers et interactions de groupe à géométrie variable. Même le sol noir de nos peurs finit par céder. L’œil du spectateur ne peut pas être partout à la fois. Soudain on se rend compte que les personnages sont différents, que le tableau d’ensemble a changé.
Il y a dans ce processus de métamorphose une grande fluidité. Cela s’observe en premier lieu au niveau de la gestuelle très libre de ces danseurs confirmés, qui collaborent de longue date. Ils s’appuient sur la technique du Axis Syllabus développée par Frey Faust (et qui lui permet de continuer de danser à plus de soixante ans). Ici, les articulations ne sont pas poussées jusqu’à leurs extrêmes, au risque de l’usure voire de la blessure.
Pas d’excès de vitesse ou de musique poussée à plein tubes non plus. C’est de l’anti Hofesh Shechter. Pourtant ce n’est pas plan-plan. C’est même de plus en plus impressionnant au fil du spectacle, quand la peinture a fini de recouvrir le sol qui se transforme en patinoire.
Rester en équilibre devient un exercice de haute voltige aux effets imprévisibles. Cela pourrait être angoissant. Mais les danseurs prennent le parti de s’en amuser et on aurait presque envie de les rejoindre sur scène.
Le seul bémol que je mettrais à cette création se situe au niveau du choix de la musique purement électronique. L’idée d’une performance live colle bien avec le propos par son côté aléatoire, interactif. Mais le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté, elle ne m’a pas entièrement convaincue.
Tomas Tello débute sur une très belle ambiance abstraite, planante, avant d’entamer une sorte de voyage en la teintant de différentes rythmiques et couleurs sonores. Cela crée des reliefs et atmosphères intéressants mais ils ne parviennent pas à se départir d’une certaine froideur qui tend vers l’abstraction, pendant que la danse, soutenue par la création lumière de Karl Humbug, poursuit sa montée jubilatoire et de plus en plus incarnée. Un contraste déroutant.