Le festival Suresnes Cité Danse s’est achevé cette année par la présentation de deux spectacles nés d’un programme à la fois inédit et ambitieux. Premier(s) pas est une initiative des chorégraphes Abou et Nawal Lagraa pour soutenir dix danseurs. On a pu la suivre grâce au témoignage sur La Glaneuse de Rhiannon Morgan, l’une des danseuses sélectionnée pour y participer. Rendez-vous avait donc été pris pour découvrir les nouvelles créations.
Cette année, le festival de Suresnes s’est délocalisé au Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison, en attendant la fin des travaux de rénovation du mythique théâtre Jean Vilar de Suresnes. Il s’agissait de la vingt-huitième édition d’un festival qui veut « faire vivre le meilleur de la danse des cités et donner droit de cité à de nouvelles formes chorégraphiques», explique son directeur artistique Olivier Meyer. Le public était venu en nombre pour la présentation de Premier(s) Pas et a accueilli chaleureusement les deux pièces.
La soirée aura toutefois soulevé un certain nombre de questions. À commencer par la rédaction du livret. Il y est expliqué que Premier(s) Pas met en scène « des jeunes artistes ayant traversé des difficultés professionnelles variées ». Sur le site du festival, on lit que Premier(s) Pas « se tourne vers dix talents qui, malgré une carrière prometteuse, ont subi une rupture ». Pourquoi le souligner ? Probablement pour justifier l’engagement de la Fondation Rothschild, qui soutient l’initiative. Mais cela peut ouvrir la porte à une stigmatisation des interprètes, alors que connaître des « difficultés professionnelles variées » est inhérent au métier d’artiste, voire à tout métier. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Autre surprise: les « jeunes artistes » n’en sont pas tous à leurs « premiers pas ». La maturité scénique de certains crève les yeux. Il faut dire que dans un secteur hyper concurrentiel comme celui de la danse, pouvoir bénéficier de bonnes conditions financières et techniques pour une création, ainsi que d’un encadrement théorique, est une chance à saisir. D’autant que les pièces sont aussi programmées à Toulon et Luxembourg, ce qui élargit la visibilité des danseurs.
720 candidatures avaient été envoyées pour participer au programme Premier(s) Pas. Dix ont été retenues. L’une de nos plus belles découvertes de la soirée a été Anne-Caroline Boidin, une danseuse qui a déjà un beau parcours derrière elle et a fondé en 2018 sa propre compagnie, Amêka. Du côté des jeunes talents, Johana Malédon est époustouflante. Âgée d’à peine 22 ans, elle a été en 2019 lauréate du concours Sobanova Dance Awards présidée par la star du hip hop, Mourad Merzouki.
Ensemble dans la différence
L’idée des deux pièces est de mettre les dix danseurs au centre du processus chorégraphique pour thématiser le manque de confiance en soi, l’échec, le formatage de la société ou encore la beauté qui peut surgir de la différence. Ce propos n’est pas vraiment original. En revanche, le projet est extrêmement ambitieux par sa volonté affichée de créer un langage gestuel commun à partir de danseurs d’horizons très différents – du jazz à la danse contemporaine en passant par le hip-hop.
Peu de chorégraphes s’y essaient. La plupart du temps, le casting est homogène, avec des danseurs de même profil technique qui vont pouvoir s’adapter au vocabulaire du chorégraphe, qu’il soit classique ou contemporain. Il est vrai que certains chorégraphes font des castings de profils diversifiés, mais généralement ils ne cherchent pas à fondre les différences dans un langage commun. Ils soulignent plutôt la diversité des expressions, le corps étant un médium de traduction des émotions qui permet la communication par-delà des différences (José Montalvo ou Sidi Larbi Cherkaoui par exemple).
Les deux volets de Premier(s) Pas amènent à se demander si le propos n’était pas trop ambitieux, compte-tenu du délai de neuf semaines de création pour boucler deux pièces de 26 et 40 minutes.
C’est la première partie, signée par Nawal Lagraa Aït Benalla, qui est la plus convaincante. Sa pièce est portée par une création musicale d’Olivier Innocenti à partir de l’Agnus Dei néo-romantique du compositeur américain Samuel Barber. Les sonorités électroacoustiques alternent avec les voix célestes du choeur pour créer une atmosphère nimbée de spiritualité. Sur la scène vide de tout décor évoluent des individus formatés dans une même tenue – pantalon noir, chemise bleu clair – qui les entrave. La réussite de la pièce tient à la manière dont la chorégraphe maîtrise les changements bien rythmés de positionnement des danseurs mais aussi les alternances entre les mouvements de groupes (qui ne sont pas sans rappeler Sasha Waltz) et d’éléments isolés. Des personnalités parviennent à émerger de l’ensemble sans nuire à sa cohésion. Les corps se vrillent, balancent leurs bras, tombent au sol et se relèvent. De très beaux solos viennent heureusement poser des balises dans une dramaturgie qui ne ressort pas clairement.
La pièce d’Abou Lagraa souffre d’une certaine radicalité – les costumes uniformément orange, les visages impassibles, 40 minutes de sonate de Bach pour violon seul sans interruption – à laquelle ne répond pas le propos qui reste assez convenu. La chorégraphie est limitée par la volonté de faire danser les dix interprètes suivant le même langage gestuel. Un parti pris qui semble parfois plus subi qu’intégré par les danseurs. Le contraste est frappant avec les solos, qui permettent à certains d’entre-eux de s’exprimer pleinement et de dévoiler un potentiel un peu trop cadenassé pendant le reste de la pièce. Au moins peut-on dire qu’Abou Lagraa leur aura, par défaut, offert une belle tribune.
Les pièces vont avoir le temps de mûrir avant de partir en tournée. Après ces Premier(s) Pas, on est curieux de découvrir les suivants.
Marie-Laure Rolland