La deuxième édition de la plate-forme AWA a tenu son pari : rassembler au Luxembourg des danseurs et chorégraphes venus de Belgique, Grande-Bretagne, Portugal ainsi que de la Grande Région. Une soirée dont la réussite souligne aussi le manque d’un ensemble de danse professionnel au Luxembourg.
par Marie-Laure Rolland
Il y avait de bonnes raisons de faire le déplacement jusqu’au Kinneksbond de Mamer samedi 29 janvier, en dépit du froid givrant à la nuit tombée. Quatre ans après la première édition, la deuxième rencontre biennale de la plate-forme AWA – As We Are – a finalement pu s’organiser sous la direction de Baptiste Hilbert et Catarina Barbosa. Mieux : tout s’est déroulé sans accroc, en pleine vague omicron qui fait peser une véritable épée de Damoclès sur les programmations artistiques. Ce soir-là, les artistes et le public étaient au rendez-vous. Du côté de la technique, il ne restait plus qu’un seul technicien opérationnel mais il a tenu bon jusqu’à la fin.
En quête de sens
En arrivant au Kinneksbond, je me suis dit qu’il fallait une bonne dose de militantisme pour fréquenter les scènes de théâtre par les temps qui courent. Entre le port du masque qui limite les interactions sociales, la fermeture de la buvette et les tests rapides pour ceux qui n’ont pas de vaccin à jour, la convivialité n’a plus vraiment sa place. On comprend que le directeur, Jérôme Kohnen, se désole d’être «en train de perdre cinq années d’effort pour développer le public du Kinneksbond». Les églises ne sont pas les seules à voir s’évaporer leurs fidèles. Oui, il est temps que tout cela se termine…
L’un des beaux moments de la soirée aura été l’intervention de la chorégraphe belge Elsa Couvreur, la seule artiste à tenter de briser la glace en remerciant directement le public et les organisateurs, à l’issue de son spectacle intitulé The Sensemaker. Son message était d’autant plus touchant que sa pièce de théâtre-dansé met en scène, sur le mode de l’humour, la déshumanisation de nos sociétés. Une femme tente désespérément de joindre un interlocuteur au téléphone et tombe sur un répondeur automatique, lequel lui affirme en boucle que sa demande « est en cours de traitement ». On lui demande « patience, persévérance et motivation ». Eh bien, nous en sommes tous là après deux ans de pandémie !
La Junior Company au diapason de Jill Crovisier
Cette injonction a été relevée haut la main par les six danseuses de la Junior Company du CND Luxembourg. Jill Crovisier a créé pour elles Onnanoko – Traces of Young Women. A peine achevé le projet All d’Déieren aus dem Bësch créé au mois de décembre au Grand Théâtre, les jeunes danseuses (Claire Erveling, Ilenia Defendi, Ana-Rita Dias Da Silva, Elisa Mergen, Lou Thomé, Alissia Parracho) se sont lancées dans cette nouvelle création pour la plate-forme AWA.
Jill Crovisier les entraîne dans une chorégraphie très écrite, précise et cadencée, qu’elles maîtrisent parfaitement. Leurs robes blanches fluides, éclaboussées d’éclats de couleurs et ponctuées par des baskets roses aux pieds, forment une sorte de tableau mouvant très énergique et séduisant. Il y a aussi dans leur gestuelle l’embryon de ce qui s’exprime plus radicalement dans d’autres pièces de Jill Crovisier comme Sieben ou JinJeon : la géométrie des trajectoires reliées les unes aux autres par des fils invisibles, les petits pas heurtés, les mouvements décomposés, et l’on sent déjà la tension du formatage qui guette ces jeunes femmes au sortir de l’adolescence, leur capacité à faire bloc en même temps que le risque de leur effacement individuel.
Au vu du travail que Jill Crovisier parvient à faire avec un ensemble amateur, il est temps que le Luxembourg se dote d’un ensemble de danseurs professionnels. Non seulement pour développer des projets et un répertoire durable avec des chorégraphes d’ici et d’ailleurs, mais aussi fédérer un public qui ignore qu’il y a une scène de la danse au Grand-Duché. Le terreau est prêt pour enclencher une dynamique comparable à celle de la scène musicale !
Cela n’exclurait pas les initiatives comme la plate-forme AWA, qui permet de découvrir des propositions de jeunes chorégraphes venus d’autres horizons (ce en quoi elle converge avec le festival Aerowaves, organisé en alternance à Neimënster tous les deux ans). Outre la proposition d’Elsa Couvreur, on a vu le très beau et énigmatique Faustless de Margarida Belo Costa – qui aurait mérité des explications sur la manière dont elle revisite les personnages féminin du Faust de Goethe – ainsi que Nutcrusher de Sung Im Her – une impressionnante performance de libération de trois corps féminins, dans un improbable registre à la fois pop, minimaliste et trash.
Rendez-vous dans deux ans pour la troisième édition ?