« Sieben » de Jill Crovisier : exercice de remise au pas

par Marie-Laure Rolland

Comment s’épanouir en tant qu’individu quand la marche du monde nous enferme bien souvent dans une voie sans échappatoire ? Telle est la question soulevée par Sieben, une chorégraphie très maîtrisée signée par la jeune chorégraphe luxembourgeoise Jill Crovisier.  Son premier travail d’envergure, qui réunit sept remarquables danseurs, est prometteur.

La première au Centre de création chorégraphique de Luxembourg (Trois C-L) était sold out dimanche 3 juin. Ceux qui n’ont pu y assister pourront découvrir Sieben au Miercher Kulturhaus le 28 novembre ou au Grand Théâtre de Luxembourg les 1er et 2 décembre prochains. Ces grandes scènes seront au demeurant mieux appropriées au format de la pièce qui était un peu à l’étroit dans le cube noir de la Banannefabrik. Est-ce la chaleur étouffante de cette journée ou l’atmosphère oppressante générée par la chorégraphie ? Toujours est-il que certains spectateurs ont quitté la salle avant la fin de la pièce.

Un collectif puissant

De fait, le propos est sombre, soutenu par une musique électroacoustique répétitive jusqu’à l’excès. Il y résonne l’écho d’un souffle inquiétant ou d’un magma psychédélique ponctué de virgules sonores qui agressent les nerfs. Les ruptures musicales sont rares qui laissent l’opportunité au spectateur de relâcher la tension.

« Sieben » de Jill Crovisier (photo: Varvara Kandaurov)

Le vocabulaire gestuel lui aussi souligne l’embrigadement de l’individu dans un collectif puissant. Ici, les mouvements à l’unisson sont la règle plus que l’exception. Parfois, un individu sort du rang pour laisser s’exprimer son propre discours. Très vite, telle une vague irrépressible, le collectif vient le rattraper et le remettre dans le rang.

La gestuelle n’est pas sans évoquer les défilés militaires par ses alignements, ses rotations réglées au millimètre, le regard impénétrable des interprètes, ou encore ces allures de sentinelles contrôlant d’éventuels débordements. La rigueur de la discipline néanmoins n’empêche pas les irruptions de gestes névrotiques: les coudes et les poings se lèvent au niveau des poitrines comme pour frapper frénétiquement les bustes, les visages se déforment, les corps sautillent tels des pingouins sous tension électrique. Un langage qui fait écho au solo de Jill Crovisier, Zement (primé au festival international de Copenhague) que l’on aura pu voir en début de soirée.

Allégorie

La pièce commence sur une série de séquences flash qui laissent apercevoir des individus pris isolément dans des postures ou costumes très caractérisés : une femme-nuage aux épaules en ailes de tulle, une gourmande qui déguste un gâteau, et jusqu’à ce «monstre Arc-en-ciel» (une création de Michèle Tonteling), sorte d’oiseau de paradis sans visage mais coiffé d’une chevelure multicolore et virevoltante.

« Sieben » de Jill Crovisier (photo: Lynn Theisen)

Cette figure allégorique de l’imagination et de la créativité que chacun porte en soi n’apparaît qu’une fois brièvement dans le spectacle, telle une échappée belle vite renvoyée dans les coulisses de nos existences. Reste les tenues colorées des interprètes, faux-semblant d’existences névrosées par une incapacité à être pleinement soi-même.

Sous contrôle

Il est intéressant de noter que la manière dont Jill Crovisier a construit Sieben est elle-même extrêmement maîtrisée. Pour cette première production d’envergure, la chorégraphe n’a pas tenté l’impossible. La pièce n’est pas révolutionnaire mais le propos est pertinent du début à la fin. Il dénote en particulier d’une belle maîtrise de l’espace. Les choix artistiques – langage gestuel, musique, lumières, costumes – sont simples et cohérents avec le discours.

Au niveau du casting également, c’est un sans-faute. Dans cette pièce où il n’y a aucune place à l’improvisation, il fallait des danseurs capables d’interpréter la chorégraphie au millimètre, tout en laissant s’exprimer des individualités propres. On aura remarqué en particulier pour leur expressivité et leur technique les performances de la coréenne Jin Young Won, qui a fait partie du Nederlands Theater NDT 2, de l’Allemande Marie Hannah Klemm, qui a dansé comme freelance pour le Tanztheater Wuppertaal de Pina Bausch, mais aussi de l’Italienne Dana Terracina, formée à l’Académie nationale de danse de Rome.

Avec Sieben, Jill Crovisier réussit le passage à la vitesse supérieure dans une carrière déjà bien lancée.

Marie-Laure Rolland

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