Peut-on «exposer» une pièce de danse comme on le ferait d’une scultpture ou d’un tableau ? Telle est la question à laquelle la chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker répond dans «Work/Travail/Arbeid». Cette pièce a été présentée les 14 et 15 avril au Mudam après avoir été dansée au Wiels de Bruxelles, au MoMA de New York et au Centre Pompidou à Paris. Il s’agissait du cinquième volet du Red Bridge Project qui s’est décliné cette année des deux côtés du Pont rouge au Luxembourg, entre le Grand Théâtre, la Philharmonie et le Musée d’art moderne.
Rituel sous la verrière
Ceux qui avaient assisté au premier volet du Red Bridge Project dans ce même musée le 17 septembre dernier en ont encore la chair de poule. Anne Teresa de Keersmaeker avait interprété en personne «Violin Fase» sur une musique de Steve Reich, un extrait de la pièce culte créée en 1982 qui avait valu à la danseuse d’alors 22 ans une notoriété internationale. Seule au milieu du grand hall, accompagnée du violoniste Shem Guibbory, elle traçait de ses pas la forme d’une rosace sur le sol recouvert de sable du musée.
La chorégraphe était présente pour «Work/Travail/Arbeid», mais cette fois-ci comme spectatrice au milieu du public assis sur les marches ou appuyé contre les murs. On pouvait l’observer, le visage concentré, presque fermé, comme pour pleinement s’imprégner du rituel qui se déroulait là, sous la grande verrière de ce musée-cathédrale, à une volée d’escaliers de la chapelle de Wim Delvoye (encore en place).
Deux jours durant, de 14h à 19h, dix danseurs et six musiciens du groupe Ictus (piano, flûte, clarinette, violon, viole, violoncelle) ont investi le grand hall. La surface blanche recouverte du fameux Magny Doré de Ieoh Ming Pei avait été soigneusement nettoyée pour enlever la poussière qui rend le sol trop glissant. Chaque nouveau chapitre de cette pièce était précédé d’un marquage à la craie pour tracer les cercles servant de repères aux danseurs. Le ballet des nuages dans le ciel était de la partie, faisant jouer à cache-cache les ombres rectilignes de la verrière avec le discours circulaire des danseurs et de la musique.
Dilatation
La pièce «Work/Travail/Arbeid» dévoile le travail de création d’Anne Teresa de Keersmaeker de manière tout à fait fascinante, pour peu que l’on soit sensible à son esthétique minimaliste et expérimentale. Il s’agit d’une version muséale de «Vortex temporum», sur une musique du compositeur Gérard Grisey (1946-1998), que l’on avait pu voir au Grand Théâtre de Luxembourg en novembre 2014.
Le compositeur avait dit de cette œuvre qu’il s’agit peut-être de «l’histoire d’un arpège dans l’espace et dans le temps (…) que ma mémoire a laissé tourbillonner au gré des mois dévolus à l’écriture». Anne Teresa de Keersmaeker était allée décortiquer ses ressorts pour y ajouter, en contrepoint, sa propre partition chorégraphique. On était là dans un processus d’analyse et d’assemblage.
« Work/Travail/Arbeid » procède à rebours, c’est-à-dire que l’on peut voir séparément et successivement les cellules musicales et chorégraphiques qui auparavant formaient un tout. La pièce peut ainsi se dilater sur cinq heures de temps.
Fondus dans leur tenue crème sur le sol blanc doré, danseurs et musiciens dialoguent en solos, duos, quatuors ou mouvement de groupes dont l’intensité monte et descend. La musique et les passages silencieux alternent tandis que résonne ici ou là des éclats de voix ou des bruits venus des galeries du musée. Mais dans l’ensemble, c’est le recueillement. Le bar a d’ailleurs été en partie délocalisé à l’extérieur pour ne pas interrompre le cérémonial.
Au plus près des danseurs, le public peut pratiquement toucher du regard chaque geste, chaque respiration, l’extrême concentration aussi des interprètes pour rester sur le fil de la musique ou en symbiose avec ses partenaires. La distance en est-elle pour autant brisée ? Pas vraiment car le cadre du musée, comme celui d’une scène de théâtre, place un contexte dont on ne peut faire abstraction. Qui plus est, la situation névralgique du hall du Mudam en fait un endroit dont il est difficile de s’échapper discrètement. Chacun reste donc bien à sa place : les artistes dans l’exposition, le public dans la contemplation.
Marie-Laure Rolland
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