« Shoot the cameraman »  : le spectateur pris entre deux feux

par Marie-Laure Rolland

Il faut la fougue de la jeunesse pour se lancer dans des projets non balisés. Shoot the Cameraman, du chorégraphe Baptiste Hilbert, est l’histoire d’un drame passionnel qui confronte deux danseurs et deux vidéastes qui les filment en direct. Cette  pièce ambitieuse soulève la question de l’omniprésence de l’image dans nos vies et de son contrôle, tout en prenant à partie le spectateur.

La vidéo est entrée de longue date sur les scènes de danse. Dès les années 1970, Merce Cunningham expérimentait les possibilités de ce medium susceptible de multiplier les points de vue, en créant des chorégraphies spécifiquement pour la vidéo. Depuis, celle-ci n’a cessé d’être utilisée par les chorégraphes. Le plus souvent, il s’agit d’une projection vidéo en toile de fond d’une action qui se déroule au premier plan. Mais la vidéo peut aussi se concevoir comme un prolongement «back stage» de l’action sur scène – comme dans TrapTown de Wim Vandekeybus. Ou alors se pose la question de l’interactivité avec la caméra. On pense notamment aux détournements poétiques d’un Philippe Decouflé ou aux images voyeuses d’un Peeping Tom.

L’originalité de Shoot the Cameraman, créée par Baptiste Hilbert pour la compagnie AWA As We Aren’est pas la présence d’une caméra sur scène, mais le fait que deux caméramans soient partie prenante dans le scénario. Un parti pris qui fait sens, à l’heure où les nouveaux outils de communication bouleversent nos comportements. Qui maîtrise encore sa propre image ? Sommes-nous victimes ou complices de ce qui est diffusé sur les réseaux sociaux ? Qui en a le contrôle ?

La pièce – dont la première a été présentée le 27 février 2020 au CAPE d’Ettelbruck – est une sorte de drame conjugal qui entraîne d’emblée le public dans l’action – nous ne dévoilerons pas l’entrée en matière, originale et efficace, qui le prend en quelque sorte entre deux feux. Sur le plateau évolue un couple (les danseurs Georges Maikel et Catarina Barbosa) dont les faits et gestes sont captés par deux caméramans (Pedro Barbosa et Catherine Dauphin). La présence des vidéastes se fait de plus en plus intrusive au fil de la pièce, à mesure que les relations au sein du couple évoluent. La jeune épouse, d’abord soumise, s’émancipe jusqu’à tenter de prendre le contrôle de la situation. Ses manoeuvres pour récupérer la caméra, outil de pouvoir puisqu’elle contrôle l’image, polarisent les changements dans les rapports de force.

Exercice sans filet

Les costumes (signés Charlotte Pareja) des quatre interprètes évoquent la bourgeoisie de l’entre-deux guerres. L’anachronisme entre les tenues des interprètes et le matériel technique sur scène perturbe les repères. La musique de Guillaume Jullien ajoute à la confusion en remixant en mode électro-acoustique des tubes de la musique classique (de Vivaldi à Prokofiev). Il n’y a pas d’indice spatio-temporel sur cette scène vide de tout décor, à l’exception d’un écran en fond de plateau. Par intermittence, le public s’y reflète, rappelant qu’il est partie prenante à double titre : en tant que voyeur mais aussi maître de décider s’il regarde l’action en direct, ou par le prisme de la projection vidéo. On devine également, derrière le public, le chorégraphe aux manettes de la régie vidéo réalisée en direct.

« Shoot the cameraman » de Baptiste Hilbert (photo: Boshua)

Cette pièce est donc construite avec une multitude de points de vue et de strates dramaturgiques qui en font un projet stimulant. Baptiste Hilbert s’y est lancé avec seulement un solo et un duo à son actif de jeune chorégraphe. Cela  prouve qu’il n’a pas froid aux yeux. Une qualité pour faire bouger les lignes, même si cela implique aussi de la persévérance pour être capable de peaufiner son propos.

La pièce soulève de nombreux défis, à commencer par les contraintes de la diffusion vidéo en direct. Si la technique flanche, même partiellement, le propos tombe complètement. On peut se demander si les recherches techniques ne se sont pas faites en partie au détriment de la créativité visuelle qui aurait pu être poussée plus loin. Certaines prises de vues apportent une vraie plus-value, d’autres semblent contre-productives dans la mesure où elles n’ajoutent pas grand-chose à la dramaturgie, voire l’affaiblissent.

Un duo sous contrôle

Le défi se situe aussi au niveau de la narration et de la chorégraphie, dont les intensités fluctuent au fil de la pièce. L’action se concentre tout d’abord sur le couple. Leurs états d’âme sont remarquablement interprétés par les deux danseurs, dans une gestuelle expressive jusque dans les mouvements du visage. Georges Maikel, dont les qualités d’interprétation ne sont plus à démontrer, est époustouflant dans sa manière de jouer avec les stéréotypes tout en donnant chair et sensibilité à  son personnage dominateur. Sa stature musculeuse et étonnamment souple contraste avec la silhouette filiforme et agile de Catarina Barbosa. Leur duo fusionnel, vertical, comme enfermé dans le cercle des caméramans qui tournent autour d’eux, laisse échapper des signaux de désunion. Corps de la femme qui s’esquive.  Homme qui tente de la récupérer avant de s’enfoncer dans un délire mégalomaniaque. Les caméramans entrent alors dans la danse de manière plus active, plus intéressante aussi d’un point de vue dramaturgique et visuel.

La fin du spectacle, par son côté burlesque, vient rajouter une nouvelle couche assez improbable mais qui peut se défendre. Au fond, tout cela ne relève-t-il pas du show ?

Marie-Laure Rolland

Baptiste Hilbert : « Shoot the cameraman », est programmé le 18 juin 2020 au Grand Théâtre de Luxembourg

 

Plus en savoir plus, découvrez ici l’interview vidéo de Baptiste Hilbert à propos de Shoot the Cameraman.

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