Catherine Elsen, Charlotte Bruneau et Laura Mannelli ont conçu avec le soutien d’un collectif interdisciplinaire un projet artistique hors norme, au carrefour du virtuel et du réel. Le public est invité à devenir acteur de ce ballet où se mêlent son, lumière, installation artistique et mouvement. Fascinant et perturbant à la fois.
par Marie-Laure Rolland
Catherine Elsen a été distinguée récemment par le Prix Jeune Talent aux Lëtzebuerger Theaterpräisser 2021. Elle montre avec le projet The Assembly qu’elle tient toutes ses promesses. Après Soul-Scapes imaginé en 2018 avec Tania Soubry et Love, Death & Polar Bears en 2018, elle fait un saut qualitatif assez spectaculaire.
Il faut dire qu’elle a su s’entourer d’une équipe multidisciplinaire qui regroupe une douzaine de partenaires. Cela va de l’artiste spécialiste des technologies numériques Laura Mannelli à la réalisatrice de projets en VR Charlotte Bruneau en passant par l’excellent sound designer londonien Pouya Ehsaei, l’équipe luxembourgeoise de Mad Trix pour les technologies son, lumière et VR, l’Américaine Wesley Allsbrook pour le design visuel ainsi qu’une équipe lituanienne pour la motion capture des personnages en VR. Le projet, qui fait partie de la programmation d’Esch 2022, Capitale européenne de la Culture, est présenté au Centre opderschmelz de Dudelange.
The Assembly interroge les nouveaux moyens de rencontre et de co-création apportés par les technologies digitales. Aujourd’hui, chacun à tendance à s’isoler derrière son écran ou son casque virtuel. Est-il possible d’inventer de nouveaux rituels par-delà ces barrières? Catherine Elsen avait déjà exploré cette question dans Soul-Scapes. Mais cette fois elle embarque le public dans une autre dimension, au cours d’un voyage à plusieurs escales.
Immersion
Au cœur du projet The Assembly se trouve une installation imaginée par Laura Mannelli en collaboration avec Mad Trix. Des voilages légers sont accrochés à une structure métallique équipée de mécanismes télécommandés. Ces parois de forme circulaire, sur lesquelles s’impriment des projections de teintes pastel, s’ouvrent et se ferment, montent et descendent dans une atmosphère sonore fluide créée avec la voix de Catherine Elsen.
Les mouvements des visiteurs activent des capteurs qui déclenchent des lumières et des sons. Seul bémol : cette interactivité n’est pas toujours évidente. L’équipe artistique a dû trouver un équilibre pour ne pas rompre l’harmonie d’ensemble par des éléments aléatoires trop perturbateurs.
L’expérience se prolonge en réalité virtuelle. Personnellement, j’ai un peu de mal à me retrouver harnachée d’un casque de VR, d’écouteurs sur les oreilles, sans oublier le masque sur la bouche en période de pandémie. Mieux vaut ne pas être claustrophobe. Franchie cette mise en condition, on est plongé dans un monde fantastique, un cosmos vertigineux dont je ne vais pas spoiler le décor, si ce n’est qu’il s’inscrit dans le prolongement de l’installation de Laura Manelli – avec ses couleurs pastels, ses échos de voix, ses créatures bienveillantes. L’originalité du dispositif est de permettre à cinq personnes de se retrouver en même temps dans cet univers et de s’observer, de se faire signe à distance. L’interactivité reste toutefois assez limitée.
Finalement, The Assembly propose une performance « in real live » avec Catherine Elsen. C’est ce volet qui m’a le plus emporté dans son univers. Pied nue et vêtue d’une tunique blanche, la performeuse évolue avec des mouvements souples qui rappellent la gestuelle primitive d’Isodora Duncan. Elle incarne «The memory of the Voice», sorte de vestale d’une mémoire qui se transmet par-delà les générations et les cultures à travers les émotions de la voix.
De sa bouche flanquée d’un micro sortent des incantations remixées et enrichies par Pouya Ehsaei. Elles sont diffusées à travers un réseau de haut-parleurs qui spatialise le son. Les spectateurs sont invités à se joindre à ce chant, à se laisser immerger dans ce matériau qui accueille aussi les sons et lumières induits par les mouvements. Tout cela est supervisé et enrichi en direct par des techniciens derrière leur console numérique.
Le plus remarquable est le contraste entre la fluidité de l’expérience vécue et la complexité du mécanisme sous-jacent.
Et après… ?
Artistiquement, le résultat est impressionnant. Technologiquement aussi. Mais le paradoxe d’un tel projet, c’est l’énergie folle – non seulement au sens propre mais aussi sur le plan créatif et financier – dépensée pour une finalité qui pose question et qu’il serait intéressant de débattre.
J’ai vu le même jour au Centre de création chorégraphique de Luxembourg une recherche de Jill Crovisier autour du phénomène du jeu. Son point de vue est inversé. Son langage gestuel souligne la manière dont nos corps sont contraints, transformés par les technologies en œuvre au cœur de nos modes de vie et de travail.
Ainsi, tandis que nous nous robotisons en nous liant à toutes sortes d’algorithmes ou de logiciels qui conditionnent nos faits et gestes, il y a comme une course effrénée pour humaniser les robots, les rendre séduisants, amusants, stimulants. On teste de nouveaux modes de rencontre, de communication et de co-création entre humains, pour s’accommoder de technologies toujours plus invasives. Comme si l’on cherchait l’antidote tout en renforçant le facteur toxique.
Une problématique que The Assembly ne questionne pas, sous ses pudiques voilages pourtant transparents…
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A voir jusqu’au 8 mars 2022 au Centre opderschmelz de Dudelange. Informations et réservations en cliquant ici.