Jérôme Konen serait-il en train de faire du Kinneksbond une scène incontournable de la danse au Luxembourg? Deux spectacles en une semaine en ce début du mois de mars. Après «Shake it out», du chorégraphe autrichien Christian Ubl, c’était au tour des solistes et danseurs de l’Opéra de Paris de monter à l’assaut de la scène de Mamer. A nom prestigieux, affluence garantie. Il y avait foule pour leurs «Dérèglements», deuxième volet d’une trilogie dont la saison 1 avait été dansée en septembre 2016. Ces pièces nous arrivent quelques années après leur création en France, mais on n’allait pas bouder son plaisir.
A la baguette, Samuel Murez, quadrille de la prestigieuse maison parisienne et fondateur en 2004 de la troupe indépendante « 3ème étage » – du nom des loges du Palais Garnier réservées aux danseurs du Corps de ballet. Plus on monte dans la hiérarchie de cette institution fondée par Louis XIV, plus on descend d’étage. Là haut, les danseurs ont la tête dans les étoiles en rêvant de le devenir un jour. Dans cette institution corsetée dans ses traditions, il n’est pas interdit d’imaginer des chemins de traverse.
Hors cadre
Iconoclaste, Samuel Murez ? Pas vraiment. Lorsqu’on sort d’une telle fabrique de virtuoses, on ne peut pas complètement se renier. Mais ce danseur du Ballet de l’Opéra de Paris a besoin d’échappées belles. C’est la raison pour laquelle il a fondé sa troupe indépendante avec une bande de camarades qui, comme lui, ruaient un peu dans les brancards. «3ème étage m’offre le moyen de sortir du cadre très rigide de l’Opéra en développant des chorégraphies contemporaines», explique-t-il. Sur scène : le prodigieux premier danseur (dernière marche avant l’Etoile) François Alu mais aussi Lydie Varheilles (sujet), aussi Hugo Vigliotti et Simon Le Borgne (tous deux coryphées), Clémence Gross et Takeru Coste (quadrilles).
«Dérèglements» ? Le début du spectacle donne le ton. D’habitude, c’est éventuellement à la fin que les chorégraphes viennent accueillir les applaudissements du public.
Or ici, avant le lever de rideau, on voit apparaître Samuel Murez sur le devant de la scène, cheveux en pétard, pantalon noir qui tire-bouchonne sur ses baskets, micro à la main. Salutation et remerciement au public qui a fait le déplacement jusqu’à Mamer. Une invitation aussi : «Restez après le spectacle pour me dire ce que vous en avez pensé. C’est très important pour nous. A l’Opéra, on ne sait jamais ce que pensent les spectateurs. A l’applaudimètre, c’est la même chose tous les soirs dans la salle comble. L’ingénieur son ne change pas le réglage de la sonorisation de la salle». Il n’attend pas d’avis de spécialistes: «Je veux que ma danse soit accessible à tous».
Mécanique grippée
Les 90 minutes de spectacle sont une succession de scénettes qui jouent sur l’humour, les effets de décalage, mais aussi la virtuosité pour explorer en fil rouge les rapports de pouvoir et de domination. Cela se joue dans le monde de la danse principalement, non sans effets d’extrapolation. On y voit des magiciens-démiurges, des danseurs marionnettes, des travailleurs jamais à l’heure, des amoureux éconduits et des harceleurs impunis. Les mécaniques faussement huilées finissent par se gripper. Et quand les ordinateurs s’en mêlent en voix off pour juger du beau ou du pertinent dans le monde de l’art, cela devient tout autant édifiant qu’hilarant
Ceux qui s’attendaient à un spectacle classique en auront été pour leurs frais. Les danseurs se débarrassent vite de leurs collants et costumes de velours pour endosser l’uniforme de l’homme contemporain: pantalon noir et chemise blanche. La gestuelle classique prend ses aises et vient flirter avec le mime, le hip hop, le théâtre. On n’est pas loin de Chaplin ou de Buster Keaton. La danse est détournée, déstructurée, reconfigurée dans d’improbables figures comiques ou grotesques. Le morceau de bravoure dans lequel François Alu rejoue son audition pour devenir premier danseur avant de le refaire en mode «fromage», aura sans doute marqué les esprits.
Mes coups de cœur
La scène «Me 2» dansée à folle allure sur un texte de Raymond Federman à propos de la schizophrénie de l’homme contemporain. Dans un même esprit, les variations sur un texte slamé de Samuel Murez où, de l’ «Autopromotion» à la «compromission», il pointe avec l’air de ne pas y toucher la violence des rapports à l’œuvre dans l’univers feutré du Palais Garnier.
Marie-Laure Rolland