Jean-Claude Gallotta : « Mes pièces de danse ne sont pas jetables »

par Marie-Laure Rolland

Il fait partie de cette génération qui a créé la Nouvelle danse française. Une période de recherches stimulantes mais aussi de doutes.  À soixante-dix ans, Jean-Claude Gallotta se dit aujourd’hui apaisé et heureux de danser. En marge de la présentation de « L’homme à tête de chou » au Théâtre d’Esch, nous avons pu l’interroger sur l’héritage de la Nouvelle danse française, l’incompréhension de la danse contemporaine par une partie du public, mais aussi l’art de s’inspirer de l’air du temps, de Gainsbourg aux Gilets jaunes.

 

Jean-Claude Gallotta, dans quel état d’esprit avez-vous abordé la reprise, dix ans après, de la pièce « L’homme à tête de chou » créée avec Alain Bashung en 2009, d’après l’album concept de Serge Gainsbourg ?

La pièce a été un gros succès lors de sa création en 2009, elle a beaucoup tourné. Mais la création a été très triste, un peu au forceps, avec la mort de Bashung peu avant. Je ne voulais pas la reprendre mais le Printemps de Bourges a voulu rendre hommage à Bashung et m’a proposé de le faire. Cela m’a permis de sortir du sentiment morbide de la création. Cette pièce est quand même une ode à la femme. Les danseurs aiment la danser.

C’est une pièce qui parle des femmes. Or elles ont changé depuis la sortie du disque de Gainsbourg en 1976, et depuis votre propre création en 2009. Cela se ressent-il ?

Oui. C’est un autre casting, à part le danseur qui a le rôle de l’homme à tête de chou. L’interprétation est beaucoup plus enthousiaste, plus généreuse, plus joueuse, plus dansante. Les femmes sont belles et fortes dans la pièce, même si l’histoire raconte un féminicide. C’était important pour Gainsbourg de montrer le rôle jaloux, imbécile de l’homme qui devient fou. La femme a cette liberté d’aller voir ailleurs mais l’homme à la tête de chou ne l’accepte pas. C’est le drame de la jalousie. Lui-même le sentait. Il avait été jaloux de Jane. Il n’aimait pas ce sentiment. C’est pour ça que son héros est un anti-héros.

A l’heure de MeToo et des scandales de pédophilie, Gainsbourg pourrait-il encore écrire avec une telle liberté?

Gainsbourg montrait tout. La poésie lui permettait de transgresser les choses en les transcendant. C’est comme dans les tragédies grecques. On est dans la fiction et cela nous révèle la nature humaine. Jane nous a raconté que, bizarrement, lui était très pudique.

Ce n’est pas la première pièce de votre immense répertoire que vous reprenez. Il y a eu plusieurs versions d’ Ulysse  ou encore de Mamamme notamment. Pourquoi ce souci du répertoire et comment peut-on conserver des œuvres qui n’ont pas la codification rigide du ballet classique ?

Je crois à la danse d’auteur. Un chorégraphe est comme un cinéaste, un romancier. Mes pièces de danse ne sont pas jetables. Quand j’ai commencé à reprendre mes pièces, mes collègues n’aimaient pas. Ils pensaient que l’esprit de reprendre une pièce était trop classique et ne collait pas avec le contemporain. Je l’ai quand même fait. Ce n’était pas si facile parce qu’il fallait continuer à créer. Petit à petit, d’autres s’y sont mis. Même les journalistes se sont rendus compte que c’était important, que certains créateurs disparaissaient et que le public avait envie de revoir les pièces.

Comment arbitrer entre création et conservation, avec des budgets limités ?

J’alterne entre une création et une reprise. Mais je trouve que la politique culturelle devrait prévoir des budgets spécifiques pour la mémoire, la conservation du spectacle vivant. Cela reste très différent d’une vidéo de spectacle.

Avez-vous mis des outils en place pour la conservation de vos pièces, comme l’a fait Preljocaj par exemple?

Non, je n’ai que de la vidéo d’archive. Je n’ai malheureusement pas les moyens d’avoir un notateur. C’est le prix d’un danseur. J’ai choisi le danseur. Une seule de mes pièces, Ulysse, a été notée.

 

J’ai toujours gardé ce mélange entre ballet et performance

 

Vous faites partie de la génération dite de la Nouvelle danse française, qui a émergé dans les années 1970 avec Carolyn Carlson, Dominique Bajouet, Daniel Larrieu, Maguy Marin… Qu’a-t-elle apporté à la danse et en quoi son héritage perdure-t-il aujourd’hui ?

La Nouvelle danse a essayé de récupérer toute la modernité de l’époque : le travail sans musique, mélanger le geste du classique avec celui du quotidien, faire à la fois de la performance et du ballet, sortir des théâtres, faire participer des corps différents – des vieux, des jeunes, des gros des maigres… – pouvoir parler ou se taire. Cela a déclenché une sorte de mouvement qui a permis à la danse française d’exister de manière distincte de ce qui se passait aux Etats-Unis et en Allemagne. Côté français, auparavant, c’était le classique et le néo-classique.

À cet égard, votre première grande pièce  « Ulysse » a fait date en 1981

Les historiens de la danse me disent que c’est en quelque sorte le modèle de la Nouvelle danse française. Je l’ai reprise avec le canevas initial, mais aussi avec des variations  pour l’Opéra de Paris, et finalement dans une version intitulée Cher Ulysse où j’imaginais une lettre écrite à Ulysse, qui offrait une nouvelle perspective de la pièce de base. Elle le sera à nouveau durant la saison 2021-2022.

L’historienne de la danse Isabelle Ginot déplore que les jeunes danseurs ne connaissent pas ou mal l’héritage de leurs prédécesseurs. Est-ce aussi votre sentiment ?

Oui. Ils voient les nouvelles créations. C’est bien. Mais il me paraît aussi important d’être sensibilisé à la notion d’histoire et de transmission de la danse.

 

La non-danse a fait fuir le public. Aujourd’hui encore, ce n’est pas digéré.

 

Diriez-vous que la Nouvelle danse française a été digérée par les jeunes chorégraphes, ou dépassée ?

À partir de cette matrice, où les deux forces que sont le ballet et la performance coexistent, les chorégraphes se sont développés dans des directions différentes. On a vu certains comme Preljocaj ou Malandain qui ont plutôt classicisé leur contemporain, et d’autres au contraire qui ont développé le côté performance jusqu’à en faire tout un spectacle. Et puis, cela s’est éclaté plus encore. Je me rappelle qu’à l’époque on disait que j’étais osé. Mais les Belges ont fait 100 fois plus fort que moi, ils ont tiré la corde beaucoup plus loin.

On peut dire que vous êtes resté fidèle à vous-même…

Oui, bizarrement j’ai plutôt tenu ce que j’avais fait. J’ai toujours gardé ce mélange entre ballet et performance. À un moment donné, pour certains, cela a été dépassé. Il fallait prendre parti, soit d’un côté, soit de l’autre. J’ai été un peu mis à l’index. Avec le temps, je retombe sur mes pieds. C’est mon style et les gens le reconnaissent. Le mélange existe comme un art en soi. On me reconnaît aussi cette paternité de la Nouvelle danse.

Quels sont vos héritiers dans la jeune génération ?

Il y a le côté « belle danse » comme Preljocaj par exemple, et puis de l’autre côté Boris Charmatz ou Jérôme Bel.

La Nouvelle danse voulait décloisonner la danse contemporaine, l’ouvrir à tous. Pourtant, elle continue à être jugée comme élitiste par une grande partie de la population…

Ma génération avait quand même un public. Mais il y a eu toute une nouvelle génération, dans les années 2000, qui a voulu casser l’outil jusqu’à la « non-danse ». C’était intéressant artistiquement, comme toutes les ruptures. C’est pourquoi ils étaient réclamés par les programmateurs. On ne voyait plus que cela. Mais la non-danse a fait fuir le public. Aujourd’hui encore, ce n’est pas digéré. Les gens ne savent plus trop à quoi s’en tenir quand on parle de danse contemporaine. Or en fin de compte, on a aujourd’hui le choix. Cela va de la très belle danse jusqu’à la non-danse.

 

Il faut faire le double de travail

 

Vous avez dirigé pendant 30 ans, jusqu’en 2015, le Centre national chorégraphique de Grenoble, avant de passer la suite au chorégraphe Rachid Ouramdane et à l’artiste circassien Yoann Bourgeois. Vous êtes désormais artiste associé du Centre culturel MC2 de Grenoble. Qu’est-ce que ce statut a changé pour vous ?

Cela a tout d’abord été une difficulté financière. J’ai toujours la compagnie de 10 à 12 danseurs, des subventions financières, mais plus le même personnel pour la gestion et l’organisation. Il faut donc faire le double de travail. Je peux utiliser les studios pour travailler, mais en les négociant. Pour le reste il y a eu une continuité artistique. Je produis et tourne mes spectacles parce que les gens me connaissent.

Auriez-vous pu faire votre carrière sans le support du Centre chorégraphique national, avec toute l’infrastructure qui va avec ?

Je ne pense pas. C’est quand même un appel d’air pour les subventions. Cela consolide le travail.

La présence de grands centres chorégraphiques dirigés par des personnalités de renom n’écrase-t-elle pas la jeune scène créative en France ?

Un peu. L’idéal est d’avoir une scène chorégraphique avec un ou une chef de file, et de soutenir parallèlement les jeunes compagnies pour faire travailler l’émergence. Il est vrai qu’avoir les deux, c’est compliqué. Mais d’un autre côté, peut-on rester toujours dans l’émergence ?

 

Ce qui est important pour moi aujourd’hui, c’est d’être apaisé avec mon style

 

Vous avez souvent dit à propos de votre travail : « c’est l’invention qui compte ». Après 40 ans de carrière, est-on toujours aussi créatif ?

Inventif, je n’en sais rien. C’est aux critiques d’en juger. Mais oui, le désir y est. La création c’est comme un espèce de rêve éveillé qu’on a envie de partager. Les idées, on en a toujours. Ce qui est important pour moi aujourd’hui, c’est d’être apaisé avec mon style. D’ailleurs, je dépouille de plus en plus mes spectacles. Le corps a toujours été essentiel dans mon travail mais il était angoissé, parce que je n’étais pas sûr de moi. Au départ je ne me sentais pas danseur, donc je prenais l’inspiration de beaucoup de choses de l’extérieur, comme le cinéma. Aujourd’hui tout vient naturellement, comme si j’écrivais. Je le fais tranquillement. Le bonheur !

Jean-Claude Gallotta au Théâtre d’Esch :  » J’invente une nouvelle écriture, débarrassée de l’angoisse artistique  » ( photo: Marie-Laure Rolland)

Vos sources d’inspiration ont-elles changé ?

Non. Elles viennent de la vie, de tout ce qui se passe, de mes lectures. Mais ce n’est pas conscient. Quand je crée, je pense au mouvement. Je cherche à travers lui. Je n’illustre ni le poète François Villon ni les gilets jaunes par exemple. Mais forcément, d’une certaine manière, cela bouillonne en moi.

Finalement, pourquoi la danse et pas les arts plastiques, qui était votre formation de base ?

Je ne sais pas, peut-être aurai-je pu m’exprimer dans un autre art. Il y a une part de hasard et je n’ai pas de regret. Ce qui me plaît, c’est la simplicité. Je n’ai besoin que de mon corps pour que cela devienne un acte artistique et partageable.

Vous allez danser dans votre prochaine création prévue pour l’automne 2020, Le jour se rêve, dix ans après votre dernière représentation sur scène. Pourquoi ?

J’ai envie de poser mon geste, maintenant. J’invente une nouvelle écriture, en fonction de ce que je suis, débarrassé de l’angoisse artistique. Je voudrais que les gens acceptent cela, tout simplement. Il pourra être plein d’énergie ou fatigué, en fonction de mon état du soir de la représentation. Une manière de montrer au public que la danse, c’est ça aussi. Pas forcément la grande performance ou la non-danse.

Propos recueillis par Marie-Laure Rolland

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