La pièce culte de la chorégraphe de Wuppertal s’est dévoilée sur les planches du Grand Théâtre de Luxembourg comme une œuvre teintée d’une certaine patine, mais aussi extrêmement actuelle.
Par Marie-Laure Rolland
Pas de distanciation ce soir-là entre les spectateurs assis dans la salle du Grand Théâtre de Luxembourg, même si le masque a fait sa réapparition sur les visages, en plus du Covid-check à l’entrée. Nous sommes assis côte à côte. Face à nous, en robe de soirée ou costumes, les 22 personnages de Kontakthof sont installés sur des chaises noires qui encadrent la scène, dans un décor de salle de théâtre années 1900.
Cette mise en abîme tout au long du spectacle, soulignée par les regards appuyés que les danseurs nous tendent, questionne en premier lieu notre raison d’être là, tous ensemble, pendant 2h50, alors que la psychose de la pandémie enfle de nouveau.
Ce besoin de l’autre, de le toucher, le percuter, l’éviter, le jauger, d’en rire ou de le consoler, de l’aimer ou le détester, le séduire ou le fuir, toute cette humanité mise en scène dans cette pièce iconique du Tanztheater de Pina Bausch vient percuter notre environnement commandé par le « sans contact », la « distanciation » et les « gestes barrières». Alors que le Covid grignote les esprits et diffuse la peur de l’autre, Kontakthof a la vertu thérapeutique de montrer que cette peur peut s’apprivoiser.
Quarante ans avant #Metoo
Vaut-il mieux être seul ou ensemble ? Tel est l’un des questionnements qui sous-tend la pièce et qui garde toute sa pertinence dans une société de plus en plus individualiste.
Ah l’amour ! Un champ labouré par la chorégraphe (1940-2009) tout au long de son œuvre. Mais y a-t-il autre sujet plus essentiel ? L’une attend désespérément son « Liebling » ! L’autre « want to be alone »! Les corps évoluent sans cesse entre contact et distance, trajectoires individuelles et mouvements de groupe. Quarante ans avant #Metoo, Pina Bausch ne cache rien de la violence des relations entre les hommes et les femmes, mais ses personnages ne cessent de se relever, d’être comme « sauvés par le gong » avec l’irruption du collectif dans les tragédies individuelles, à moins qu’un individu ne percute un groupe toxique pour le détourner de sa proie – comme dans cette scène suggestive et glaçante où une femme sidérée est engloutie par les caresses de plus en plus malveillantes d’un groupe d’hommes.
Des lignes qui ont bougé
Voir Kontakthof aujourd’hui permet aussi de prendre la température du féminisme, de mesurer la distance parcourue par la société depuis la fin des années 1970, période phare de la conquête des droits des femmes, avant un certain repli.
Plusieurs générations de femmes sont présentes sur scène. Les plus jeunes pourraient être les petites filles de celles qui ont créé la pièce en 1978. Les voir évoluer en robes satinées moulantes et talons aiguilles a quelque chose d’anachronique, à l’heure de la génération baskets. Mais derrière cette image un peu vintage, reflet d’une « certaine idée de la femme » qui en fait toujours fantasmer certains, le potentiel subversif n’a rien perdu de sa fraicheur. Les danseuses du Kontatkhof passent sans doute plus de temps pieds nus que chaussées. Elles sont bien plus libres en somme que ces hommes qui restent tout au long de la représentation engoncés dans leurs costumes et mocassins en cuir.
Il est frappant aussi de voir à quel point les gestes sont uniformes, sans distinction de genre. Les stéréotypes aussi bien féminins que masculins sont incarnés par les hommes comme par les femmes, lesquelles n’hésitent pas à donner des leçons à leurs partenaires lorsqu’il s’agit de déhancher leur pelvis.
Les gardiens du temple
En revanche, la pièce date un peu sur le plan de la conquête des droits des personnes queers. A l’heure du mouvement « woke », on peut se demander si Pina Bausch n’aurait pas aujourd’hui mis en scène des couples homosexuels et introduit davantage de diversité dans son casting (qui a quand même le mérite de brasser les générations). Ses héritiers de Wuppertal, pour leur part, n’en ont pas fait le choix et on les comprend : cela nous offre un marqueur d’une époque, et par là-même matière à réflexion.
Toujours dans cette logique de « gardienne du temple », l’intendante du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, Bettina Wagner-Bergelt, explicite dans la brochure qui accompagne la pièce l’utilisation de deux chansons controversées : un tango de Juan Llossas, dont on sait désormais qu’il a été écrit par un musicien fachiste, et une chanson populaire, « Gnädige Frau… », aux propos qui peuvent prêter à controverse par leur côté sexiste ou raciste. Une manière intelligente d’ouvrir la discussion, sans céder à la « cancel culture ».