Sidi Larbi Cherkaoui : « Je teste mes limites »

par Marie-Laure Rolland

Cela faisait un certain temps que l’on n’avait plus vu Sidi Larbi Cherkaoui sur scène. Son retour avec le danseur irlandais Colin Dunne, dans Session, surprend. Une page est-elle en train de se tourner ? Nous avons rencontré les deux artistes pour comprendre ce qui a motivé leur collaboration, les frontières entre danse et musique mais aussi le dialogue intime avec leur corps.

Le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui a la bonhomie qui fait le charme des Belges. Le succès n’est pas monté à la tête de celui qui est invité sur les plus grandes scènes du monde. Au lendemain d’une représentation de Session au Grand Théâtre de Luxembourg, il apparaît sourire aux lèvres dans le lobby d’un hôtel du Kirchberg, casquette vissée sur la tête, jean et chemise flottante. Ses mains sont protégées par des mitaines.

Son partenaire, Colin Dunne, jean ajusté et col roulé noir, a chaussé ses lunettes et troqué ses chaussures à talon pour une paire à semelles souples. L’icône de la step dance irlandaise,  qui a su ouvrir sa discipline à la danse contemporaine, est un homme plus réservé. Mais ouvert aux questionnements.

Sidi Larbi Cherkaoui et Colin Dunne, vous rappelez-vous de votre première rencontre ?

Colin Dunne : C’était en 2009, au Festival de dance de Dublin. Larbi y dansait Apocrifu. Je connaissais son travail depuis 2005, lorsqu’il a fait son duo Zero Degree avec Akram Khan. On s’est rencontré grâce à une amie commune avec laquelle nous avons tous les deux collaboré, la danseuse de flamenco Maria Pagés.

Sidi Larbi Cherkaoui : Je connaissais le travail de Colin Dunne depuis 1993, alors que j’avais 17 ans. Je voulais apprendre une certaine technique de danse et j’avais acheté une cassette vidéo VHS pédagogique. Il en était le prof. J’étais complètement fan de lui ! Après notre première rencontre en 2009, on a eu l’occasion de se revoir sur différentes scènes dans le monde. Vers 2013-2014 a émergé l’idée d’une coopération. Et il a fallu encore quatre ans pour qu’on s’y mette vraiment.

Un nouveau modus vivendi

 

Quelle a été votre motivation à travailler ensemble :

Colin Dunne : Il n’y a pas de raison précise. Plutôt une intuition que notre collaboration pourrait déboucher sur quelque chose. Et aussi une curiosité de voir comment nos techniques de danse, qui sont très différentes, allaient pouvoir dialoguer. Moi je travaille beaucoup avec les jambes, les sons, les rythmes alors que Larbi utilise l’ensemble de son corps.

Sidi Larbi Cherkaoui : Comme j’étais fan de lui à 17 ans, c’était un peu un rêve qui devient réalité ! Et en même temps, je ne suis plus un enfant. J’ai évolué sur ma propre trajectoire. Ce que j’ai aimé dans cette rencontre, c’est qu’elle m’a permis de penser différemment au processus de mise en place d’un duo. Mes projets avec Maria Pagés, dans Dunas en 2009 et Shantala Shivalingappa, dans Play en 2011, étaient rapprochés. Le mode d’emploi n’avait pas changé. Ici, tout était plus ouvert. Allions-nous fonctionner de manière complémentaire – moi le haut du corps, lui le bas – ou en opposition ? À la fin, on a accepté nos différences et accepté d’en jouer.

Quel a été le point de départ de votre travail ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Il n’y avait pas d’idée de départ. On a juste expérimenté des choses en nous observant mutuellement. Cela a pris du temps de comprendre comment l’autre fonctionnait pour créer une pièce. Il a fallu trouver un nouveau modus vivendi commun. Tout s’est cristallisé lorsque Colin a proposé de travailler autour de la notion du son. C’était  une petite révolution pour moi qui suis plutôt obsédé par l’espace.

Colin Dunne : Cela fait une quinzaine d’années que j’explore la question du son. Qu’est-ce que le son ? Comment se crée le son ? Comment on l’entend en fonction de ce qu’on voit ? Pour moi, la question n’est pas de savoir ce qui est de la danse ou de la musique, ni là où s’arrête la danse ou la musique.

Sidi Larbi Cherkaoui : Oui, c’est plus une question de rythmique. C’est un vrai challenge quand on travaille avec Colin. C’est très précis et demande beaucoup de concentration, comme dans la scène dansée autour de la table. C’est la raison pour laquelle certains passages de la pièce laissent la place à l’improvisation. Il faut qu’on puisse respirer.

Sur scène vous dansez, chantez, jouez du piano… êtes-vous aussi à l’aise dans toutes ces disciplines ?

Sidi Larbi Cherkaoui : j’aime chanter, surtout les chants polyphoniques. J’aime le son du piano et j’étais content de pouvoir expérimenter quelque chose avec cet instrument, même si je ne le maîtrise pas très bien.

Colin Dunne : la première fois que j’ai dû parler sur scène, il y a une quinzaine d’années, ça a été très dur. Pour moi, les danseurs n’avaient pas de voix. On était silencieux. Un peu mystiques. Une fois franchie cette barrière, je dois dire que cela ne m’a plus posé de problème d’expérimenter de nouvelles choses. Comme le piano était dans le studio depuis le début du projet, il nous a en quelque sorte tendu les bras.

Mon corps doit danser pour chanter.

 On voit de plus en plus de danseurs chanter sur scène. Comment l’expliquez-vous ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Nous sommes à un tournant. Au XXème siècle, la danse était très spécialisée. Chacun dans son registre. Or dans la danse contemporaine, il y a un espace pour réintégrer les différentes expressions artistiques. Cela englobe toutes sortes de traditions – du ballet aux danses traditionnelles – mais aussi toutes sortes de disciplines. En fin de compte, on assiste à un phénomène d’intégration de toutes les formes de mouvement. Même quand je chante, je peux dire que cela implique un mouvement du palais, de la bouche, du diaphragme. Mon corps doit danser pour chanter.

Cela ne place-t-il pas la barre encore plus haut pour les danseurs qui doivent désormais être polyvalents ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Tout le monde est capable de chanter ou de danser. Un enfant le fait, naturellement. C’est ensuite qu’il en a honte. Il faut savoir se laisser aller à la simplicité, retrouver notre nature profonde. Cela implique une certaine discipline pour arriver à défaire ces blocages.

Sidi Larbi Cherkaoui et Colin Dunne dans « Session » (photo: Koen Broos)

Cette envie de multidisciplinarité est-elle liée à l’âge ? Akram Khan a annoncé récemment qu’il arrêtait de danser sur scène, qu’il n’en était plus physiquement capable. Les danseurs de l’opéra de Paris se battent pour pouvoir prendre leur retraite à 42 ans, à peu près votre âge, Sidi Larbi Cherkaoui…

 Sidi Larbi Cherkaoui : Forcément, c’est une question qu’on se pose. Dois-je continuer ? Dois-je faire d’autres choses? Enseigner ? Laisser d’autres danseurs donner corps à mes idées ? C’est une conversation intime permanente. En tous les cas, dans ce projet, le fait qu’il y ait aussi des sessions de musique n’est pas une question de limite physique. Cela tient au concept que nous avons développé.

Colin Dunne : C’est aussi une question de la définition de ce qu’est la danse. Pour certains, danser c’est uniquement sauter et courir et transpirer. Bon, on le fait ! Mais ce n’est pas que cela. Pour moi, le ballet des mains de Larbi avec le thérémine est de la danse.

Sidi Larbi Cherkaoui : L’âge de la retraite pour un danseur tient aussi à la technique utilisée. Dans le tango ou le flamenco par exemple, plus les gens sont âgés, meilleurs ils sont. Ils ont un supplément d’âme. Certains danseurs de Pina Bausch étaient âgés. Pour le ballet, cela fait tout à fait sens d’arrêter à 42 ans. Pour ce qui me concerne, je sais que je teste parfois mes limites un peu loin en tirant sur mes jambes.

Colin Dunne : J’ai commencé à danser à quatre ans. Je ne saute plus à 51 ans comme à 20 ans. Tous les quatre à cinq ans, je refais le point en studio sur mes capacités. J’adapte ma danse pour préserver mon corps. Pour l’instant je n’envisage pas d’arrêter.

Chaque projet est un processus de longue durée

Sidi Larbi Cherkaoui, vous êtes directeur artistique du Ballet de Flandre, vous allez créer Shéhérazade pour l’Opéra de Paris, vous avez signé la chorégraphie du nouveau clip vidéo de Beyoncé au Louvre sur la musique de Apeshit. Quelques exemples parmi d’autres… Comment parvenez-vous à gérer parallèlement tous ces projets ?

Je crois que je suis l’homme le plus occupé au monde ! En ce moment je crée jusque cinq pièces par an. Mais en fait chaque projet est un processus de longue durée, qui prend des années avant de se concrétiser. Un peu comme ici avec Colin. Cela laisse un temps de maturation qui permet d’aller assez vite lorsque je m’y mets. Je ne pars pas de zéro. Une partie de moi-même l’a déjà concrétisé.

Même pour les clips de Beyoncé ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Là, ça va très vite. Elle appelle. Il faut réagir. L’avantage est qu’on est entouré de gens géniaux, comme le réalisateur du clip, Ricky Saiz. Même si ma chorégraphie avait été nulle, il en aurait fait quelque chose de bien. C’est magique !

Propos recueillis par Marie-Laure Rolland

Lire aussi notre critique de « Session » en cliquant ici. 

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