La chorégraphe Anne-Mareike Hess conclut sa trilogie sur le corps féminin par un véritable tour de force. En 45 minutes et avec un dispositif scénique minimal, elle donne à voir l’histoire de siècles d’oppression, sans complaisance sur la responsabilité des femmes elles-mêmes dans un système qui commence à se fissurer.
par Marie-Laure Rolland
Elles quittent la pièce d’un pas déterminé, le bras levé, le poing fermé sur le bâton qui désormais symbolise non plus l’oppression mais la lutte pour la libération. C’est une image forte, attendue d’une certaine manière à l’heure de #MeToo, mais le chemin pour en arriver là est aussi radical que magistral sur le plan chorégraphique.
Weaver est une pièce intense qui met en scène trois interprètes – Laura Lorenzi, Julia B. Laperrière et Anne-Mareike Hess. L’avertissement « à partir de 16 ans », lors de sa création à neimënster, peut surprendre car il n’y a ni sang qui coule, ni nudité. S’il est vrai que certaines images de violence peuvent choquer un public qui les prendrait au premier degré, il me semble que cette pièce pourrait utilement servir de point de discussion pour un public adolescent dès 14-15 ans, au moment où il est à même de s’interroger sur un système d’oppression qu’il peut subir ou voir à l’œuvre.
Le lieu même de la représentation pose cette pièce au cœur des débats de société. Anne-Mareike Hess n’a pas choisi pour ce troisième volet de sa trilogie la salle de spectacles du Centre culturel neimënster – le public y était face à la danseuse pour Warrior, il l’encadrait sur trois côtés pour Dreamer. Cette fois, nous sommes dans une salle de conférences au deuxième étage de l’ancienne abbaye où, lors de la représentation du dimanche à 18h00, la lumière du jour entrait par les velux. Elle sera à peine teintée au fil de la pièce par un délicat jeu de lumières pastel (signé Brice Durand).
Le poids du regard social
Le public est assis sur les quatre côtés d’un espace uniquement occupé, en son centre, de deux grosses enceintes qui restent le plus souvent silencieuses. Celles-ci se font caisses de résonance de la société, entre indifférence et révolte, dans une création sonore du complice de longue date, Marc Lohr. Un choix de mise en espace radical par son dépouillement.
Les trois danseuses se présentent une fois le public installé. Chaque spectateur se trouve dans le champ de vision des personnes qui lui font face. On entre de facto dans la représentation, en voyeur passif – et d’une manière consentant – de ce qu’il se déroule.
On retrouve ainsi la thématique très forte du regard social qui sous-tend ce travail d’Anne-Mareike Hess autour du corps féminin. Ce que soulignent aussi les costumes signés Lynn Scheidweiler. Les danseuses sont habillées de vêtements unisexes aux imprimés de couleurs bleue et rose (teintes déjà déclinées dans Warrior et Dreamer), sur lesquels sont grossièrement surlignés les seins.
La radicalité est aussi gestuelle. La pièce – dont le titre signifie « Les tisserandes » – se construit sur une succession de gestes simples et répétitifs, un peu à la manière dont le tissu naît du passage répété des aiguilles dans la trame du métier à tisser. De même que le motif est créé par les variations dans l’emploi des fils, les gestes changent de sens selon la manière dont les bâtons sont actionnés, dont les corps et les regards se croisent ou se toisent. Cela tient parfois à peu de choses, mais l’effet est puissant grâce à un trio d’interprètes qui fonctionne bien.
Entre soumission et consentement
Au cœur du dispositif, il y a ce geste de Harakiri qui sans cesse revient. Les danseuses s’enfoncent résolument le bâton dans le ventre, se plient avant de s’effondrer à terre puis se relevent. La force du propos tient à la part d’ambiguïté de chacune des protagonistes et de leurs interactions. Cela place d’emblée le spectateur dans une situation d’incompréhension, de malaise mais aussi de questionnement tout au long de la pièce : pourquoi ce geste ? D’où vient-il ? Quelle part de soumission ou de consentement y lire ?
On voit la mémoire du corps qui continue à se plier à son destin sans la menace du bâton, rappelant que la soumission est ancrée dans la chair des femmes depuis la nuit des temps.
Si elles peuvent puiser du réconfort dans la sororité, il y a aussi la violence perpétuée par celles qui sont parfois les plus féroces gardiennes de la tradition, la violence subie trouvant alors un exutoire dans la violence perpétrée. Cette histoire, qui remonte à la nuit des temps, s’invite dans la pièce par une mise en scène qui puise ici et là dans l’iconographie religieuse ou guerrière.
Un marqueur de notre temps
En voyant les interprètes sortir bras levé à la fin de la représentation, j’ai repensé au Warrior de 2018, pièce dans laquelle le personnage tentait de se métamorphoser pour endosser les attributs guerriers d’un homme. Avant de finalement proclamer : « So I call to fight with love/ open up my heart / I call you to fight with love / open up your heart ».
Avec Weaver, le langage a disparu – si ce n’est dans les vociférations qui sortent des haut-parleurs – et une forme de naïveté semble tomber. Si Anne-Mareike Hess ne s’est pas transformée en guerrière, elle se met désormais en scène comme soeur de combat. A cet égard, sa trilogie fera date. Les cinq années de création consacrées aux trois pièces reflètent ce moment charnière d’une certaine prise de conscience de la société post #MeToo sur le statut des femmes.