C’est son dernier solo. À 45 ans, le chorégraphe Akram Khan a annoncé vouloir se consacrer principalement à la chorégraphie. Ou peut-être pas ? L’avenir dira si on reverra le danseur sur les planches, d’une manière ou d’une autre. Toujours est-il que Xenos est une œuvre magistrale, et peut-être aussi l’une de ses plus personnelles.
Le public du Grand Théâtre connaît bien Akram Khan. Le chorégraphe et danseur britannique d’origine bangladaise a présenté sur cette scène la plupart de ses pièces. On se souvient des duos mémorables avec Sylvie Guillem, Sidi Larbi Cherkaoui ou Juliette Binoche, mais aussi des grands formats comme Vertical Road, ITMOI ou Giselle, qui a clôturé la dernière saison avec l’English National Ballet et l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg. Il y a aussi eu certaines pièces trop passe-partout et politiquement correctes comme Bahok ou Until the Lion.
Xenos, qui signifie «étranger » en grec, fait partie de ses créations les plus remarquables. La pièce est une commande dans le cadre des commémorations de la première guerre mondiale. Plutôt que d’évoquer la tragédie collective, Akram Khan a thématisé le destin d’un Indien appelé par la Couronne d’Angleterre pour combattre dans les tranchées d’une terre inconnue. D’après le livret du spectacle, quatre millions de soldats ont été mobilisés dans l’Empire britannique entre 1914 et 1918, dont 1,5 millions d’Indiens. Ces soldats coloniaux sont les grands oubliés de la mémoire occidentale. Le projet d’un de leurs descendants est une magnifique contribution pour honorer leur sacrifice.
La réussite de Xenos tient non seulement à la performance physique d’Akram Khan mais aussi à l’intelligence de la construction de la pièce. Elle est portée pendant 65 minutes à bout de bras par le danseur le plus souvent seul sur scène, parfois aussi en présence de musiciens – B.C Manjunath aux percussions, Aditya Prakash au chant, Tamar Osborn au saxophone basse, Clarice Rarity au violon et Nina Harries à la contrebasse et chant.
La création musicale de Vincenzo Lamagna convoque influences indiennes et occidentales, instruments analogiques et composition électronique sans verser dans le syncrétisme fourre-tout qui a pu agacer dans certains autres spectacles. Le compositeur est parvenu à créer le lien qui soutient toute la dramaturgie de Ruth Little en laissant place aux respirations, aux bruitages, aux voix off et surtout à ce que le corps du danseur veut nous dire.
Un exercice de dépouillement
Ce corps va progressivement se mettre à nu. Le danseur arrive sur la scène déjà investie par deux musiciens. Il les rejoint pour une danse Kathak, cette expression traditionnelle du nord de l’Inde qui forge le style chorégraphique d’Akram Khan. C’est une entrée en scène sereine et un peu hors du temps. Le danseur, vêtu de sa tunique blanche et grelots aux pieds, est transplanté dans ce lieu dont il ne peut imaginer qu’il va vite se transformer en enfer.
La scénographie à la fois simple et forte de Mirella Weingarten structure la création. Un plan incliné, placé en milieu de scène, évoque le bord de ces tranchées où ont péri des millions de soldats. La terre est projetée sur le sol, sculptée par les lumières qui accentuent son relief. Des cordes sont à la fois l’instrument pour partir à l’assaut ou s’échapper de l’enfer. Elles prennent aussi une dimension plus symbolique. Elles sont les chaînes qui emprisonnent les soldats à leur destin, le cordon ombilical qui relie l’homme à la terre-mère ou encore le masque derrière lequel disparaît – ou s’échappe – l’identité du soldat.
Une quête spirituelle
Cette scénographie est extrêmement exigeante pour le danseur qui semble avoir voulu mettre toutes ses forces dans ce projet, avant de se retirer de la scène. On peut y voir la pièce testament d’un corps qui, arrivé à un certain point de rupture, veut transmettre ce qui fait sa substantifique moelle.
Ainsi, Xenos nous raconte l’histoire de la métamorphose d’un soldat étranger propulsé dans une terre inconnue, qui est brutalement dépouillé de ses repères culturels et engagé dans une guerre qui ne le concerne pas. Mais on peut aussi y voir une réflexion sur le combat que chaque étranger mène sur une terre inconnue où il doit, d’une certaine manière, couper le cordon ombilical qui le relie à sa culture originelle, se dépouiller de ses attributs pour entrer dans le rang. La danse d’Akram Khan, au carrefour de sa culture bangladaise et occidentale, est sans doute un acte de résistance pour sauver sinon son corps, tout au moins son âme.
Marie-Laure Rolland