Avec Empire of a Faun Imaginary, Simone Mousset entraîne une nouvelle fois le spectateur dans un monde surréaliste fascinant, à la fois délicat et puissant. Elle y explore l’angoisse existentielle de la mort, dans une création aussi profonde que libre, servie par un superbe casting.
par Marie-Laure Rolland
Quel est le rapport entre des faunes et un mammouth? Eh bien si la réponse vous intéresse, courrez voir la dernière pièce de Simone Mousset. Vous serez entraîné dans un voyage totalement improbable, balisé par un questionnement susceptible de vous toucher au plus profond de votre être. J’ai pu en prendre la mesure lors de la Première qui s’est déroulée au Théâtre d’Esch-sur-Alzette le 9 décembre.
La singularité des œuvres de la chorégraphe, distinguée en 2017 par le Prix luxembourgeois de la danse, est de créer des mondes surréalistes pour questionner, non sans ironie, l’absurdité de notre condition humaine. Elle s’est confrontée au mode de production artistique dans Impressing the Grand Duke (2016), aux Fake news dans Bal (2017), à la question de l’identité dans The Passion of Andrea 2 (2019), au nationalisme dans Bal : Pride and Disappointment (2021). La pièce Empire of a Faun Imaginary – Empire d’un imaginaire faunesque, ne délaisse pas totalement la dimension socio-politique de son propos, mais il s’agit de la création la plus spirituelle dans sa thématique, l’une des plus touchantes aussi.
L’action se déroule dans un espace tamisé par un jeu de lumières multicolores, délimité par un tapis de sol blanc. Des blocs de mousse rose, tels des rochers de formes et tailles différentes, fixent le lieu. Y règne une atmosphère visuelle et sonore de temps suspendu, de tranquillité d’une sieste au soleil. Et voici qu’apparaissent quatre faunes, les corps galbés dans leurs maillots de couleurs distinctes d’où s’échappent des membres habillés de collants joliment poilus.
Ils avancent à petits pas graciles, jouant avec brio de postures animales qui évoquent biches ou autres cervidés, avec leurs jambes et bras qui se plient à angle droit, les cous qui s’allongent, les regards à l’affût derrière leur masque de maquillage, les corps à l’unisson qui avancent ou se figent. Dans ces faunes, mi-bêtes mi-humains, on peut voir un être hybride, primitif et sophistiqué, farouche et sociable, indifférent et curieux, facétieux et angoissé, passif et créatif, en somme une incarnation de cet Empire imaginaire que chacun abrite au fond de soi.
Angoisse primitive
Que faisons-nous là, semblent se demander ces faunes, comment habiter ce lieu? Et puis, qu’y a-t-il au-delà? Ils explorent la question au fil de la représentation où se brouillent les frontières du temps et de l’espace – jusqu’à croiser un fantastique mammouth – avec comme perspective ultime la mort. Imperceptiblement ou par brusques coups de théâtre, l’atmosphère change de régime émotionnel, fait vibrer le questionnement existentiel sous-jacent.
Cette interrogation est renvoyée, en miroir, aux spectateurs. Car dans ce monde totalement surréaliste clignotent par moments des signaux étrangement familiers. La création sonore (signée Alberto Ruiz Soler) intervient comme un personnage à part entière, le Réel, tantôt discret et bienveillant, tantôt menaçant par ses brusques effractions du concret dans l’Empire de l’imaginaire faunesque.
Le vrombissement d’un moteur d’avion fait trembler la scène, et soudain je l’ai imaginé poursuivre son vol jusqu’en Ukraine. Ou bien c’est l’écho d’un orage au loin qui m’a rappelé l’urgence climatique.
Mais c’est surtout la mort qui rode, la perspective de l’effacement. La scénographie (signée Lydia Sonderegger), limite clairement l’espace du je(u), posant la question des frontières physique et métaphysique. Et derrière le cri déchirant de l’une des faunes devant la dépouille sans vie d’une congénère, j’ai entendu une angoisse venue du fond des âges, une peur primitive du néant. Les rituels et mélopées – parfois un peu longues – qu’il faut bien inventer pour soigner son âme, suffisent-ils?
L’alchimiste
Il y a toujours un effet un peu magique dans les pièces de Simone Mousset. On ne sait pas trop où son dispositif parfois farfelu va nous conduire, mais au final ça marche. Pour peu qu’on sache lâcher prise, elle nous entraîne dans ses mondes, nous fait entrer dans son jeu sans imposer de règles, stimule des facultés d’imagination et de perception rarement mises à contribution «in real life».
Dans cette alchimie entre pour une bonne part la performance des interprètes. On retrouve cette fois au casting le partenaire de longue date, Lewys Holt, entouré de Tasha Hess-Neustadt, Eevi Kinnunen et Hannah Parsons. Tous les quatre sont remarquables de présence scénique, d’expressivité et de complicité dans une pièce qui oscille entre théâtre physique, danse et acrobatie, et qui requiert aussi une certaine virtuosité vocale.
La scénographie contribue à bousculer nos repères, avec ses blocs de mousse qui semblent figurer la fragilité de notre environnement, mais aussi son pouvoir de résilience. Sans parler de son pouvoir de prendre la parole. Qui a dit que les pierres n’avaient pas leur mot à dire dans tout ça?
Finalement, cet Empire of a Faun Imaginary articule une nouvelle fois une formidable liberté de ton et une légèreté de forme au service d’un questionnement puissant. La pièce n’offre pas de réponse clé en main à nos angoisses existentielles, mais au moins se sent-on particulièrement vivant durant les 60 minutes du spectacle.
Lire aussi mon reportage sur les premières ébauches de la pièce après une résidence au Klap – Maison de la danse à Marseille en novembre 2021.
Plus d’informations sur les prochaines dates de représentations de Empire of a Faun Imaginary en cliquant ici.